[Linux-bruxelles] Faut-il un « modèle économique » du logiciel libre ?

denis denlistes at altern.org
Ven 9 Fév 11:01:13 CET 2007


Salut,

Cet article d'Antoine Pitrou me semble être intéressant pour prolonger
les questions suite au débat "Peut-on gagner son pain en développant des
logiciels ?".

http://www.libroscope.org/Faut-il-un-modele-economique-du#nb1-1

A+
Denis

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Faut-il un « modèle économique » du logiciel libre ?

En finir avec l’obsession des services

La question de la « rentabilité » du logiciel libre revient
régulièrement. Mal posée, elle suscite invariablement les mêmes
réponses. Ses plus fervents supporters assurent ainsi en choeur qu’il
suffit de créer des activités de service autour du logiciel libre.
Cependant, une fois cette idée décortiquée, on découvre l’horizon
paradoxal d’un paysage économique où les auteurs de logiciels seraient
employés, non à écrire du logiciel vraiment libre, mais à faire du
sur-mesure pour des commanditaires.

« Avoir ou n’avoir pas de valeur. Créer ou ne pas créer. Dans le premier
cas, tout est justifié. Tout, sans exception. Dans le second cas, c’est
l’absurdité complète. Il reste à choisir le suicide le plus esthétique :
mariage, quarante heures ou revolver. » (Albert Camus, Carnets)

Rentabilité ou répartition ?

La rentabilité globale du logiciel libre ne fait aucun doute - services
ou pas services -, puisque la mise sous licence libre ne fait que
supprimer des obstacles artificiels : sans confiscation juridique de
l’usufruit, disparaissent la contrainte du secret et la peur de
l’échange, tandis que les possibilités de souplesse organisationnelle et
d’émulation collaborative (au sein d’un projet ainsi qu’entre projets
[1]) se multiplient [2]. Au lieu de la question fictive de la
rentabilité, c’est donc la répartition des bienfaits économiques du
libre (mot à la mode, mais bizarrement pas au sein du monde logiciel)
qui est en cause. Comment peuvent « vivre » les auteurs et contributeurs
de logiciels libres, en harmonie avec leur activité au sein du libre ?

La première réponse donnée est d’encourager ces auteurs et contributeurs
à s’investir dans le marché des services. Par services, on pense à ces
activités qui ne relèvent pas de l’élaboration des logiciels libres
eux-mêmes (logiciels en général pensés suffisamment génériques pour
servir à une communauté d’utilisateurs diverse), mais de l’adaptation
aux besoins d’un client particulier. Il peut s’agir de prestations
d’installation, de personnalisation, de configuration, de maintenance...

Cette réponse — la plus commode puisqu’elle s’ancre parfaitement dans
une vision basique du marché et de la concurrence, et donc qu’elle évite
de s’aliéner une fraction des « décideurs » économiques — recèle
malheureusement un malentendu de taille quant à la nature du travail
qu’on propose d’effectuer.

Du logiciel libre, mais des développeurs frustrés ?

-  Une activité à l’écart du libre

Tout d’abord, la contribution à un logiciel libre est une activité
créatrice qui a pour objet un logiciel relativement générique (même les
logiciels libres les plus spécialisés sont en général conçus de manière
à ne pas bénéficier qu’à une personne ou institution unique) :
l’utilisabilité au sens le plus large est bien ce qui rend utile
(opérant) le caractère même de logiciel libre. Par opposition, les
activités de service informatique font, par construction, du sur-mesure.
On peut imaginer que cela changera au fur et à mesure que les clients
comprendront qu’il y a de la valeur à favoriser des solutions pérennes,
donc génériques et bénéficiant d’une large communauté d’utilisateurs.
Mais ce n’est pas une attitude répandue à l’heure actuelle (dans une
économie basée sur la concurrence, on n’a pas envie de « payer pour les
autres »...).

Si l’on ajoute que l’informaticien salarié est soumis aux pressions et
attentes de son employeur, la participation aux communautés du libre est
la plupart du temps escamotée au profit de l’optimisation du service
rendu au client et/ou du bénéfice apporté à l’entreprise prestataire.
Ainsi, cette activité de service, menée de gré à gré entre le
prestataire et le client, ne peut apporter la même gratification
(morale) ni la même reconnaissance (par les pairs) qu’une activité de
contribution menée au sein d’une communauté ouverte.

A contrario, les services rendus à une communauté, par exemple
l’entraide publique sur les listes de discussion ou la participation aux
événements sociaux de la communauté, ne sont jamais valorisés
financièrement. Une société de services incitera rarement ses employés à
rendre de tels services sur leur temps de travail (certaines, par
contre, les encouragent à le faire... sur leur temps libre). D’ailleurs,
beaucoup de clients entreprises ou institutionnels, considérant qu’un
contrat doit donner un privilège — un traitement de faveur, un accès
privatif —, accueilleront très mal la suggestion de participer aux
listes et forums communautaires.

Dans cette optique, « vendre des services autour du libre » n’a pas
grand chose à voir avec « faire du libre ». Un peu comme un compositeur
qui réalise des jingles pour gagner sa croûte, cela permet de
capitaliser sur un savoir-faire et des connaissances acquises (donc,
indirectement, de compenser une partie du temps passé à faire du libre).
On peut même trouver un certain honneur à exercer ces activités avec
professionnalisme et abnégation... Mais ce n’est pas en soi une
rémunération du libre.

-  L’ennui du service

Montrons maintenant que ces activités ne sont pas épanouissantes pour
quelqu’un qui contribue à un logiciel libre.

Premièrement, par le côté forcément impérieux des besoins exprimés par
le client-roi, elles ne laissent pas libre jeu au libre-arbitre du
contributeur. Là où il est normal, dans une communauté de logiciel
libre, de guider les utilisateurs dans l’expression, l’évaluation, voire
la remise en question de leurs besoins, cela devient tout à fait déplacé
de la part d’un employé de société de service pris en étau entre sa
hiérarchie et celle du client. Le fantasme omniprésent de l’«
industrialisation » du travail logiciel (donc d’une division
sourcilleuse du travail) conduit à confiner ces informaticiens dans des
rôles d’« exécutant ».

Deuxièmement, l’isolement vis-à-vis des communautés du libre, le
caractère sur-mesure et à usage unique de ces modifications et
interventions (qui, même publiées, susciteront rarement un intérêt
externe), voire l’absence de contacts avec les utilisateurs réels à la
faveur d’intermédiaires imposés (commerciaux, etc.), éliminent les
gratifications non-techniques du logiciel libre. L’économie de la
reconnaissance, l’émulation collective liée à la soif d’être reconnu
pour ses contributions et son expertise, qui fondent le cercle vertueux
du logiciel libre, s’effondrent dans ces activités de service auxquelles
certains voudraient que s’adonnent à temps plein les contributeurs du
libre.

Pire, les informaticiens qui viendraient à découvrir le logiciel libre
par ce biais risqueraient d’en avoir une image faussée, dénaturée, en
tous points similaire à celle du logiciel propriétaire (à ceci près que
les licences ne sont pas payantes).

Décourager ou frustrer les contributeurs potentiels du libre, est-ce
vraiment une idée judicieuse ?

Une « industrie » pas libératrice

« En cherchant à expliquer ce que me semblaient être les limites des
logiciels libres, je cherchais un mot permettant de décrire les
logiciels « gentils », qui ne font pas de mal aux gens qui s’en servent.
Le seul mot que j’ai trouvé comme convenable, est le mot libérateur. Un
logiciel libérateur étant un logiciel qui, au moins, ne nuit pas à la
liberté de celui qui s’en sert, et, au mieux, lui apporte de la liberté.
» (Benjamin Bayart)

Enfin, il ne faudrait pas oublier la teneur humaine et sociale de ces
activités de service. L’utilisation voire la contribution à des
logiciels libres implique-t-il un plus grand épanouissement des
salariés, des structures organisationnelles moins paternalistes ?
Quelques entreprises en font l’effort. Mais la plupart reproduisent les
structures d’asservissement habituelles, et donc les frustrations
habituelles liées au travail dans une société de service.

On ne détaillera pas ici les questions du salaire (très variable), ni de
la protection sociale ou autres aspects des conditions de travail
(controverses autour de la convention collective Syntec par exemple).
Les sociétés de services, fréquemment qualifiées de « marchands de
viande » par leurs propres salariés, font l’objet de nombreuses
critiques largement véhiculées aussi bien par le bouche-à-oreille que
sur certains sites spécialisés. Si demain une grosse SSII [3] « passe au
libre » pour ses prestations, ses employés utilisateurs-développeurs de
logiciel libre en seront-ils pour autant « libérés » ? On peut en
douter.

La collision entre les logiques de compétence à l’oeuvre dans les
communautés du libre et les hiérarchies de statut imposées par les
méthodes de gestion du personnel de la plupart des sociétés de service
(gestion qui fait la part belle à l’aspect quantitatif, donc nécessite
un contrôle hiérarchique important) laisse peu de chances aux premières
de s’imposer.
Des questions en suspens

Fondamentalement, il s’agit de savoir si promouvoir une activité servile
de services rendus en privé à des clients particuliers (eux-mêmes
opposés les uns aux autres dans une logique de concurrence économique),
est vraiment cohérent avec les espoirs portés par le logiciel libre. N’y
a-t-il pas un hiatus avec l’économie collaborative, ouverte,
communautaire du libre, faite d’individus créateurs jugés à l’aune de
leurs contributions respectives ? Ne commet-on pas l’erreur de vouloir
ramollir un mode de coopération nouveau (le libre) en voulant le faire
entrer dans des structures anciennes et inadaptées ? Et que dire de la
confusion entre l’apport économique du libre et la portion minoritaire
qui se matérialise sous forme financière ?

Ne faut-il pas chercher à promouvoir d’autres types de rémunération, qui
se baseraient par exemple sur l’activité même de contribution plutôt que
sur des activités annexes ? Soutenir l’économie du libre plutôt que
l’économie avec du libre... Ce que font par exemple certaines
entreprises qui financent la contribution à des logiciels libres (dans
la recherche, la R&D...), au-delà de la satisfaction ponctuelle des
besoins d’un client.

[1] Cf. : notion de Coopétition.

[2] Libre à chacun de profiter, ou non, de ce potentiel.

[3] Société de Service en Ingénierie (sic) Informatique.






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